Emma, qui a maintenant dix-sept ans, a fait la rencontre au début de l’année 1897, comme nous le pressentions, d’Édouard Dageon, charpentier chez son père, entrepreneur à Vernouillet. Lire ou relire l'épisode précédent en cliquant ici.
Les jeunes tourtereaux se sont déclaré leur amour et Édouard se livre auprès de sa future : « Je ne puis, ma charmante Emma, résister au désir de te répéter combien je t’aime. Combien de jour en jour, tu me deviens plus chère. L'amour est une chose bien singulière, on croit en avoir atteint le terme et toujours, on s'aperçoit qu'il augmente. Et toi, chère Emma, sens-tu comme moi croître ton amour, le lien qui nous unit devient-il chaque jour plus précieux, est-il indispensable à ton bonheur ? Oh charmante Emma, quand je songe aux inquiétudes qui ont dévoré ma vie avant le jour heureux où j'appris que tu partageais mon amour. Permets-moi de te faire l'hommage d'un million de baisers, je ne saurais t'envoyer trop de preuves de mon amour. À toi pour la vie. »
Quand les amoureux se rencontrent, lui a vingt ans, mais n’a pas satisfait à ses obligations militaires et le mariage ne saurait avoir lieu avant qu’Édouard n’en soit libéré. Emma loge toujours chez ses parents au hameau des Bas-Buissons et travaille chez Firmin-Didot. Le jeudi, en fin de journée et le dimanche, sont les jours de retrouvailles des deux amoureux. Les familles se sont rencontrées et commencent à se fréquenter.
De la classe 1897, Armand est déclaré bon pour le service et appelé sous les drapeaux le 15 novembre 1898, au 94e RI. La séparation va être difficile et l’attente longue, au cours de ces trois années au service de la Nation. Heureusement, il y aura peut-être quelques permissions qui leur permettront de se retrouver.
Quand Edouard part, Emma est déjà bien intégrée dans sa future belle-famille, comme lui l’est chez les Martin. À peine arrivé à Bar-le-Duc, il écrit à ses parents pour les rassurer. Son père, occupé, lui répond brièvement et lui demande d’écrire souvent, pour sa mère inquiète. Il laisse de la place à son épouse pour continuer de répondre, mais, en fait, c’est Emma, présente chez ses futurs beaux-parents, qui prend la plume : « J’écris pour ta mère parce qu’elle n’a pas le temps, elle est en train de s’habiller pour que nous allions au marché. » On voit déjà que les deux femmes sont liées et qu’elles s’unissent pour mieux supporter l’absence de l’être aimé. Elle transmet également le bonjour de la grand-mère Dageon : « J’ai couché avec elle et notre unique conversation, c’est toi. [-] Ne t’ennuie pas, la petite Emma pense toujours à toi. [-] Sur trois ans, huit jours de faits. »
Cette lettre n’est que la première d’une longue série d’une quarantaine de missives, pensez, trois ans !
Ces lettres d’Emma, Édouard les a soigneusement conservées et ramenées dans son paquetage à la fin de son service. Je vous rassure, je vous épargnerai la citation de cette masse de courriers, mais j’essayerai d’en tirer quelques éléments pour documenter cette partie de la vie de notre jeune couple.
L’inquiétude qu’ont les parents d’Édouard, et surtout sa mère, est partagée par les parents d’Emma qui ont, eux aussi, « adopté » leur futur gendre. Pas un courrier sans qu’elle transmette un message de leur part : « Mes parents se joignent à moi pour t’embrasser de tout cœur ». Chez les parents Dageon, où elle se rend souvent, Emma prend souvent la plume à leur place : « Tu demandes à ta mère combien elle t'a donné de caleçons. Elle t'en a donné qu'un que tu portais sur toi : tu as donc un caleçon, six mouchoirs, deux serviettes, trois paires de chaussettes, trois gilets de flanelle et trois chemises. Fais bien attention de ne pas les perdre. » Les amoureux, en page 2, usent d'un langage codé pour leurs mots d'amour...
Édouard, comme l’espérait Emma, a eu une permission pour la fin d’année. Mais, bien sûr, cela a trop vite passé et la séparation en a été encore plus difficile. « Cher Édouard, quand tu as été monté dans le train avec tes camarades, je m'en suis en allée parce que j'en aurais pleuré, je ne voulais pas trop faire voir toute la peine que j'avais de nous séparer. »
Et c’est ainsi que se passe le temps, en serments réitérés sans cesse, à l’identique, avec quelquefois, écrite en minuscules dans un coin de la lettre, cette inquiétude qui pointe : « Sois-moi fidèle », dit Emma, ou bien encore : « Aime-moi toujours, car je te suis fidèle », fidèle souligné trois fois.
Ces courriers sont la chronique d’une vie ordinaire au cours de laquelle les événements sont rares, comme lorsqu’Emma va au théâtre ou bien qu’avec une amie elle a vu passer le train « Impérial » qui revenait de Brezolles avec « le (sous-préfet) Ministre, c’était beau ! » Emma biffe le sous-préfet et le remplace par un Ministre, pour bien montrer l’importance de l’événement. La santé d’Édouard est un sujet de préoccupation de la famille quand une épidémie de grippe sévit dans le régiment : « Sois prudent, bois beaucoup de lait ». La famille se soucie d’autant plus que le meilleur camarade d’Édouard, Désiré, est cloué au lit par la fièvre. Quelques jours plus tard, ils apprendront sa mort, renforçant leurs craintes.
Pour se distraire, Emma relit à haute voix les lettres qu’elle reçoit de son fiancé avec ses parents et beaux-parents : « Je leur ai lu mes lettres, ainsi que celles que tu leur as envoyées, cela nous a distraits un peu… ». Édouard, qui est jugé comme un bon élément, annonce à sa famille et à sa future, ravis, qu’il va rentrer dans les sapeurs : « Tu t’ennuieras moins ! Quand tu viendras à Pâques, nous verrons un sapeur, comme je voudrais y être, encore 53 jours à partir d’aujourd’hui. »
Quelquefois, aussi, ces courriers recèlent quelques pépites : « Madame H…, où tu te faisais raser, a été prise en flagrant délit d’adultère par son mari, en rentrant chez lui, avec son commis, un jeune homme qui est sur le point de se marier. Monsieur H… l’a foutue dehors et elle s’est réfugiée chez Boulot, le boucher. Elle l’implore pour qu’il la reprenne, mais il n’en veut plus. »
Le Récit-de-vie
Il s'agit, dans un article unique, ou bien dans une suite d'articles, de raconter en la contextualisant, la vie d'un ancêtre, d'un collatéral, d'une famille, voire même d'un village ou d'une paroisse.
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Un vrai trésor, cette correspondance !