Notre mère nourricière est partagée entre la difficulté qu’elle rencontre avec mon frère Victor et l’attachement qu’elle a pour nous... (Pour une meilleure compréhension, lire en cliquant ici, l'article précédent)
Je reste enfin dans une même famille d’accueil, mais nous sommes séparés.
Pour la première fois je commence à percevoir que je compte pour quelqu’un. Victor a été rapatrié à Évreux pour être suivi à l’Hospice le 1er août 1911. Le moins que l’on puisse est que ce suivi est de courte durée. Le 14 août Victor rejoint la famille Lucien DAUFRENE, à la Couture-Boussey, où il restera deux ans et demi et où son caractère semble s’améliorer. Il continue assidûment sa scolarité et passe le Certificat en 1914.
Les parents d’accueil de mon frère font l’objet d’une dénonciation anonyme pour mauvais traitement des enfants qui leurs sont confiés. Une enquête sommaire du Maire amène au classement du dossier et au maintien de mon frère en cette famille.
En février 1914 il va chez M Dubois à Bois-le-Roi jusqu’à ses treize ans, en janvier 1916, sans que des problèmes notoires ne surgissent. Pour lui, maintenant, c’est l’heure du travail et des patrons avec qui il va falloir composer.
Peut-être que, finalement, la séparation d’avec Victor a été une opportunité pour moi. Angèle MONNIER est présente pour mon éducation et son attachement à mon égard se confirme et se conforte. Nos relations sont plus détendues et mon comportement s’améliore notoirement : je suis fort, bien élevé et pour mes dix ans je sais parfaitement lire et écrire !
Ainsi j’aurais la chance de rester à Notre-Dame-du-Vaudreuil, dans la même famille, jusqu’à mes treize ans et l’entrée dans la vie active.
Victor, mon frère aîné, dont je suis séparé depuis presque 5 ans sans jamais l’avoir revu, a déjà été en contrat comme apprenti-ouvrier à Le l’Habit, dans une fabrique de peignes puis comme garçon de ferme chez un cultivateur, à Le Cormier. À mon tour, maintenant que j’ai treize ans, je vais pouvoir entrer dans le vie active, avec en poche un bon niveau scolaire de fin d’études.
Mon premier contrat, en janvier 1917, est chez M Edmond CHEDEVILLE (68 ans), expert comptable honorablement connu à Saint-Cyr-du-Vaudreuil, et son épouse Camille MANCHON (62 ans). À noter que M Edmond Chedeville et son épouse sont les grands-parents de Bernard Chedeville qui sera maire de Saint-Cyr puis du Vaudreuil de 1947 à 1977 et voisin des descendants de Louis et Victor Dailly.
C’est M Chedeville qui, en accord avec les Monnier, est intervenu auprès des services départementaux : « Les nourriciers se sont un peu attachés à lui et ils seraient heureux de ne pas le voir trop éloigné d’eux et de le savoir placé assez convenablement ». Cela, pour être honnête, fait aussi l’affaire des Chedeville qui veulent se séparer du jeune placé chez eux « qui ne leur donne pas entièrement satisfaction ».
Le Département ne s’y opposant pas, l’affaire est faite. Je suis au service de ce couple, déjà âgé, exigeant et qui me fixe un cadre certes strict, mais nécessaire. De fait, même si cela n’est pas écrit explicitement, « au service » veut concrètement dire domestique et c’est d’ailleurs ainsi que nous sommes répertoriés lorsqu’il y a un recensement. Si je ne vois pas là une perspective d’avenir correspondant à ce à quoi j’aspire, j'accepte ce placement qui me permet de rester en proximité de mes nourriciers, seuls points de repère stables depuis la séparation avec Victor. Je donne satisfaction et suis jugé « raisonnable ».
Victor, au début de l’année 1918, connait deux nouveaux contrats chez des cultivateurs à La Forêt du Parc et à Acquigny, chez Gaston et Adeline Ménard. C’est à cette occasion qu’il réussit à me retrouver à Saint-Cyr-du-Vaudreuil, distant d’à peine plus de 10 kilomètres. A vélo il est facile de nous rejoindre et de passer du temps ensemble, ce que nous ne manquons pas de faire au bénéfice des longues soirées d’été. Ces rencontres m’amènent certainement, sous l’influence de Victor, à remettre en cause les conditions d’accueil chez les Chedeville.
Fin septembre j’informe mon employeur que j’ai l’intention de rompre mon contrat. M Chedeville en informe directement les services départementaux « Louis Dailly [-] toujours raisonnable jusqu’ici, m’informe sans motif valable qu’il a l’intention de partir de chez moi sans attendre la fin de son contrat ». Il mentionne mes contacts avec Victor : « Se sont-ils un peu monté la tête ensemble comme malheureusement ces pauvres enfants en sont susceptibles [-] Je n’ai pas de reproches valables à lui faire et il fait convenablement son service sauf depuis quelques temps quelques petits moments de mauvaise humeur accompagnés d’impolitesse [-] mais il est d’une nature peu communicative [-] Je dois vous dire que jusqu’ici sa conduite a été irréprochable ».
Je reçois en retour une lettre de réprimande et de refus de rupture du contrat de ma tutelle. « Vous êtes dans un bon placement, où l’on vous traite avec douceur. Vous avez intérêt à y rester le plus longtemps possible. Il ne faut pas écouter les mauvais conseils qui vous seraient donnés dans le but de vous détourner de vos devoirs. Travaillez bien, soyez poli; c’est à ces conditions que vous pourrez compter sur ma bienveillance ».
J’ai maintenant 15 ans et je ne me laisse pas impressionner par l’avertissement de l’Inspecteur. Je réfute poliment les reproches de M Chedeville et, à mon tour, en formule quant aux conditions de travail et de vie qu’il m’impose. La cohabitation et la communication entre un couple de septuagénaires et un jeune de quinze ans n’est pas toujours facile.
Un nouveau de refus de l’Inspecteur ne m’émeut pas, je l’avertis et même le somme, poliment, de m’envoyer un contrat pour le nouveau placement que j’ai trouvé !
C’est l’escalade et le Département emploie les gros moyens et me menace, si je me rends dans le nouveau placement : « Je vous ferai ramener par les moyens dont je dispose et vous punirai d’une façon qui vous fera réfléchir sur votre mauvais caractère et votre insolence ».
Contraint bien malgré moi, je rentre dans le rang, accepte de finir mon contrat et en signe même un pour une nouvelle année en janvier 1919.
Entre temps, Victor aura connu quant à lui quatre nouveaux patrons, chez un cultivateur à Heudreville, un peintre à Breteuil-sur-Iton et des boulangers à Brosville et Gaillon. Il semble toujours difficile pour lui de se fixer et de choisir une voie.
Pour moi l’accalmie sera de courte durée chez les Chedeville. Je supporte mal la contrainte que je juge rigide et injustifiée du couple qui, de son propre aveu n’a pourtant rien à me reprocher quant à mon service. Cela joue sur mon caractère et ma santé et ils sont même amenés à me faire consulter fréquemment le médecin. Celui-ci diagnostique « un peu de neurasthénie » ce qui, convenez-en, peut être normal vu mon parcours de vie depuis ma naissance.
En mai 1919, je décide de rompre mon contrat et de retourner de mon plein gré, seul, à Évreux à l’Assistance Publique. Je pourrai ainsi m’expliquer de vive voix ! L’Inspecteur, qui a certainement bien mesuré la situation donne droit à ma demande et un nouveau contrat est signé avec M Émile JUMEL, cultivateur à Autheuil-Authouillet, pour un salaire mensuel de quarante cinq francs, à répartir : 25 f pour la vêture du pupille, 5 f pour les menues dépenses et le sou de poche et 15 f à verser au compte des deniers pupillaires et des retraites ouvrières. Je ne resterai que quatre mois dans ce placement dans lequel je me considère comme maltraité.
Grâce à mes parents nourriciers, avec qui le contact est maintenu et qui me soutiennent, je trouve un contrat aux Sablons, à Notre-Dame-du-Vaudreuil, comme aide-jardinier chez M le Sénateur Maurice HERVEY. Celui-ci, prudent, a toutefois pris contact avec M Chedeville où j’avais été préalablement placé. Ce dernier m’a présenté comme « honnête et assez travailleur, quoique de médiocre santé ».
Même si le Département me signifie son refus de principe de rompre un contrat de ma propre initiative avant sa fin, l’intervention de M le Sénateur l’emportera… Je reviens ainsi à Notre-Dame-du-Vaudreuil, près de ma famille nourricière, pour un contrat d’un an. La perspective de devenir jardinier ne me séduit pourtant pas. Quatre mois à peine après le début du contrat, je souhaite déjà le quitter. J’envisage de m’engager dans la Marine et j’en fais part à mon employeur; je change d’avis quand j’apprends qu’une place de boucher se libère à la boucherie Thiberge; j’y vois peut-être une voie d’avenir. Tout n’est pas encore très clair pour moi. L'expérience ne durera qu’un mois…
Entre-temps je continue de voir Victor qui me rend visite à Saint-Cyr. Il enchaine les contrats à Thomer-la-Sogne, Evreux, Le Neubourg, à Fauville et Nétreville, sans pouvoir se fixer. Il « s’évade » de son placement pendant un mois une première fois au printemps 1920 et une nouvelle fois à l’été, non sans être recherché par la Gendarmerie. Il trouve refuge chez un ancien employeur, M Ménard, avec qui le contact passe bien. Il aura connu quinze employeurs en cinq ans quand j’en aurais fréquenté six en six ans.
Victor a une forte capacité d’influence à mon égard. À mon tour, ne voulant sûrement pas être en reste, je m’évade pour le rejoindre. Je trouve immédiatement, par mes propres moyens, un emploi aux Fonderies Caloria à Louviers et M Ménard, le logeur de mon frère, m'accepte avec lui à Acquigny. Je fais l’erreur de ne pas en informer directement le Département, considérant certainement que maintenant, à 17 ans, je suis en capacité de gérer ma vie, de trouver un emploi et de me loger seul ! Si j'ai mûri, je fais encore des erreurs et j'oublie que mon statut de pupille me place, jusqu’à ma majorité de 21 ans sous l’autorité de ma tutelle.
Le département diligente immédiatement la Gendarmerie qui visite mes parents nourriciers et mon dernier employeur et se lance à ma recherche, tel un bandit de grand-chemin. Mais, je le reconnais après coup, il en va de la responsabilité de l’administration qui est engagée. C’est en rendant visite à mes parents nourriciers que j’apprends cette situation. J’adresse immédiatement un courrier au Département, reconnait ma négligence et sollicite l’arrêt des poursuites par les Gendarmes.
Je manifeste ma volonté de m'en sortir par moi-même, de ne plus être dépendant et de mettre de l'argent de côté. Je réitère mes excuses pour ma « boulette ».
Je donne entière satisfaction à mon employeur et le dernier rapport de l’inspection départementale le confirme : « Doit se faire de bonnes journées, travaille aux pièces, travaille régulièrement et de bonne conduite ». J’y resterai jusqu’à mon incorporation dans le 3ème régiment de Dragons, le 3 novembre 1923. Le 31 décembre 1924, je suis, enfin, radié des contrôles de l’Assistance Publique.
Entre temps, en 1921, Victor s’est engagé pour cinq ans dans l’Armée Coloniale. Je ne le reverrai plus jamais.
Si nous terminons, avec ce troisième épisode, le récit de vie des frères Dailly entre 1904 et 1924, nous aurons l’occasion de publier une nouvelle série sur la suite de la vie des deux frères, séparés, qui ne se reverront jamais.
Le Récit-de-vie
Il s'agit, dans un article unique, ou bien dans une suite d'articles, de raconter en la contextualisant, la vie d'un ancêtre, d'un collatéral, d'une famille, voire même d'un village ou d'une paroisse.
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